Cut!
Stéphane Dafflon (CH)
Philippe Decrauzat (CH)

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  • (Photo: Annik Wetter)
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Stéphane Dafflon (CH)
Philippe Decrauzat (CH)

Cut!

September 16October 30, 2010  |  Evergreene (Geneva)

Cut !

Daflauzat et Decrafflon à Evergreene

Une exposition à deux mains, dont les mains sont précisément absentes… ou mélangées.

Dans la grande salle, en entrant, sur le mur de gauche : un shaped canvas optique, aux bords ondulés, de Decrauzat ; puis un ensemble de Dafflon composé de six toiles rectangulaires, verticales, de formats différents, dont les marges biaisées s’arrondissent aux angles. Face à l’entrée, à gauche : un Decrafflon ; au milieu, Dafflon a appliqué le même principe de la margination biseautée arrondie à un carré subdivisé par deux médianes ; à droite : un chevron simple de Decrauzat. Sur le retour à droite : un Dafflauzat. Dans le passage, Decrauzat a placé une étoile aux branches irrégulières, dont le motif dérive du logo des Dead Kennedys, un groupe punk hardcore californien des années 1980. Dans la petite salle, les deux autres œuvres présentées sont aussi de Dafflauzat. Globalement le partage est équitable, et la paix, préservée. Six œuvres personnelles et quatre en commun : entre l’autorité de la signature et l’utopie du collectif, entre l’auteur et sa mort, on n’a pas vraiment pris parti.

Les œuvres à deux mains sont donc mêlées aux autres, avec une discrétion quelque peu trompeuse. Mais attachons nous d’abord aux œuvres signées individuellement, où se repère aisément le style de chaque auteur. Par ordre alphabétique.

Dafflon arrondit les angles, avec modération. Sans doute a-t-on pu trouver que cet effet stylistique devait vaguement à quelque modèle du design des années 1970. Mais son acharnement à en explorer le motif le conduit hors de toute citation, fut elle diffuse. Que ce soit dans la grille orthogonale dont les lignes s’infléchissent à certains croisements, ou dans le groupe de six toiles dont les lignes épaisses des trois côtés inférieur et latéraux dessinent des sortes de fonds de récipient aux parois amincies, effilées vers le haut, on est là ailleurs que dans le seul motif de la courbe abstraite pour papier peint de hall d’accueil de société de service. L’arrondi n’est plus poursuivi en vue d’un effet décoratif, mais poussé dans ses retranchements, exhaussé, libéré, inattendu, dérivant de lui-même vers des contrées étranges. Comme si la recherche abstraite moderniste recelait encore des contrées inexplorées. C’est un art raffine de la forme, une culture retrouvée de la forme, au-delà de tout art d’appropriation.

Decrauzat, adepte fervent de Riemann et Lobatchevski, explore des espaces courbes, où les parallèles se rejoignent ou n’existent pas. Rayures, chevrons, grilles sont ainsi soumis à un principe asymptotique qui fait se gonfler ou se creuser les surfaces, et en rompt délibérément la régularité. Les angles sont moins des lignes tracées sur une surface que des angles de vue, des principes de déformation. C’est aussi un art nourri de formes modernistes, chargées de contenus et d’histoires. Points de départ, plutôt qu’emprunts, car il ne s’agit pas de citer en adoptant la technique du collage ou du montage, mais de revisiter, de retravailler des motifs, de les faire dériver, depuis un espace optique vers une situation davantage réelle, en incluant dans celle-ci le spectateur et sa réception. Là aussi une vraie culture de la forme est à l’œuvre, loin de toute célébration nostalgique, mais au contraire progressive et créative.

La collaboration, le travail à deux mains, a une longue histoire dans la modernité. Le cadavre exquis des esquimaux surréalistes est un bon point de repère, mais son effet est cumulatif. Les expérimentations du groupe Cobra sont davantage synthétiques. Je pense à ce tableau de Mortensen, « modifié » en novembre 1949 par Appel, Constant et Corneille, puis par Jorn, et Nyholm, ou encore à telle œuvre commune de Jorn et Dotremont. Buren, Mosset, Parmentier et Toroni véhiculèrent un temps l’utopie de l’échange des mains (chacun pouvant réaliser le travail des autres, à la signature près). Chez Buroughs et Gysin la résultat est clairement annoncé comme autre chose que l’addition de deux œuvres, comme une création d’un type nouveau, une troisième œuvre, à laquelle ils donnent précisément pour titre The Third Mind. Il s’agit de trouver un agencement pour que ça marche. Dans trois des œuvres présentées à la galerie Evergreene, on a réuni au départ les principes du monochrome et du shaped canvas, puis, l’un des auteurs a donné la forme extérieure, l’autre celle qui en évide le centre. Le monochrome est là comme une sorte de balle au centre qui attend d’être renvoyée avec ou sans contre-pied. Un jeu simple et clair ; encore fallait-il y penser ! Encore fallait-il que ça produise quelque chose, que ça gaze (comme l’on dit, selon une expression qui se prète à une entente anglophone), bref, qu’une entité du troisième type émerge. À la rencontre d’un des poncifs de l’art abstrait qui se trouve aussi bien chez Arp ou Moore, que chez Gabo ou Kiesler, et réactivée encore – c’est tout frais – par le bureau japonais Sanaa (Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa) pour le bâtiment neuf de l’EPFL, à Lausanne. La quatrième œuvre commune provient d’un autre agencement : un monochrome de Dafflon, dont les angles à droite sont arrondis, est prolongé sur sa gauche démesurément par Decrauzat, jusqu’à ce que ses deux côtés horizontaux se rejoignent, avec pour résutat une perte de focale, plutôt qu’une anamorphose, comme un long fondu-enchaîné.

La recherche commune eut lieu, on s’en doute, sur ordinateur. La PAO ne constitue cependant pas son objet. Illustrator, un logiciel en passe de devenir archaïque ( ?) et dont on n’exploite ici que des fonctions plutôt simples, est un outil faible. C’est en somme un usage vernaculaire de l’informatique, sans plus, considérant qu’elle fait partie désormais d’un socle culturel partagé au même titre que les poncifs de la modernité.

« Cut ! », c’est par ce mot bref et péremptoire que John Ford interrompit un jour un entretien télévisuel, au cours duquel il n’avait à peu près répondu à aucune question. Il rétablissait ainsi sur son terrain professionnel, celui du cinéma, un dialogue par trop subordonné aux impératifs de la communication. « Cut ! » appartenait au médium, il n’en sortait pas. Il y a de même, dans le jeu avec le monochrome dont la matérialité est renforcée par le format découpé extérieur et par l’évidement intérieur, quelque chose de littéral qui affirme le médium.

Si l’on veut marquer les différences, on notera que Dafflon a davantage des préoccupations picturales, alors que Decrauzat à plutôt le souci de la réception. Mais ce qui les unit est sans doute ce que l’on pourrait appeler leur rapport paradoxal à l’abstraction et à sa culture. Le paradoxe est dans le double jeu de références chargées de culture, d’histoires, de récits modernistes de toute sorte et la relative désémantisation de leurs œuvres. Car l’univers moderniste qui les nourrit, dans son rêve même d’une reine Sichtbarkeit, s’est distribué, diffracté, en nombre d’entreprises individuelles. Les « ismes » de l’art, chers à Lissitsky, sont pluriels, et charrient autant de récits et d’aventures. Il n’y a jamais eu de « pure visualité », mais plusieurs utopies, nombre de mondes construits avec leurs projets, leurs visions et leurs impasses. Le paradoxe est bien que c’est à partir de ce donné, de ce matériel sémantique et historique, que vient se greffer une entreprise qui opère une sorte de désamorçage et en rejoue le mirage de vacuité. Je ne parlerai pas de défection du sens, ni d’entreprise déceptive. Ce serait tirer Dafflon et Decrauzat du côté de Beckett ou Blanchot, là où ils ne sont pas. Car leur position moins existentielle que ludique a pour effet une sorte de réenchantement de la forme. Au final une radicalité rejouée, hors de tout souvenir pieux.